Une histoire de la digitalisation des pratiques culturelles
L’évolution des pratiques culturelles des publics s’inscrit dans le sillon de deux transformations sociétales : le développement d’une économie de l’expérience et du divertissement, à la fin du XXème siècle ; le développement d’une culture participative et transmédia avec l’avènement du web 2.0, au début du XXIème siècle.
Les nouvelles pratiques numériques sont d’abord adoptées par le secteur touristique qui ambitionne d’attirer toujours plus de monde sur ses territoires. C’est ainsi que le monde de la culture patrimoniale est introduit aux nouvelles méthodes de communication et de développement des publics.
Mais l’adoption de ces nouvelles pratiques claudique : la valeur ajoutée pour attirer de nouveaux publics n’est pas encore avérée. Les institutions manquent de savoir et savoir-faire dans ces domaines et les pays latins ont une résistance idéologique au numérique. Ainsi, le secteur culturel présente, au global, un retard en termes de digitalisation de ses processus métier.
Selon une étude réalisée par la Kedge Business School, il y a dix ans, la maturité numérique des organisations patrimoniales varie selon plusieurs axes :
1. La position géographique : les cultures saxonnes embrassent plus volontiers le numérique que les cultures latines.
2. La nature des collections : les musées de sciences ont plus de facilités à approcher ce domaine scientifique émergent. Ils entrent dans l’ère de l’information plus rapidement que les musées d’arts ou d’histoire.
3. Les sources de financement : plus les sources de financement sont privées, plus les institutions investissent dans des services numériques innovant. Le secteur privé a rapidement adopté les outils numériques puisqu’ils offrent des retours chiffrés instantanés vis-à-vis des services que l’on déploie. Le retour sur investissement peut donc être rapidement mesuré.
4. L’autonomie ou la liberté de gestion : l’innovation est plus fertile dans un système ou l’expérimentation n’a pas besoin d’approbations et de validations successives d’une hiérarchie qui peut être éloignée des enjeux opérationnels.
5. Le réseaux des paires pratiquants : une organisation qui dispose d’une communauté de paires, ayant des pratiques numériques et échangeant des retours d’expérience sur leurs projets, aura plus tendance à expérimenter de nouvelles solutions.
6. La diversité des partenaires : une organisation qui entretient des relations avec des grandes entreprises, des PME, des start-ups, des acteurs associatifs, etc. verra sa capacité à innover grandir.
D’autres facteurs endogènes peuvent aussi jouer, comme la vision de la gouvernance et son assimilation des enjeux numériques, ou encore la sensibilité des équipes aux techniques de l’informatique.
Les recherches plus actuelles de la Kedge Business School mettent en valeur une amélioration générale des pratiques numériques, même si la marge de progression reste vaste, notamment en termes de mesure des visites dans les environnements virtuels. Les organisations patrimoniales semblent ne pas encore vraiment considérer leur présence numérique comme suffisamment importante pour porter une attention rigoureuse à la fréquentation de leur espace web et au parcours de leurs visiteurs.
Ainsi, le Digital Culture Lab de la Kedge Business School se donne pour mission d’étudier l’état de l’art et les perspectives en matière :
- d’évaluation des nouvelles expériences numériques en ligne et in situ ;
- de monétisation des expériences culturelles en ligne ;
- d’étude des relations économiques entre les start-ups et les institutions.
Ce Lab pourra aussi faire office d’un point de partage additionnel des expériences des institutions patrimoniales en matière d’innovation numérique.
Spécificités et perspectives du secteur patrimonial
Il est important de comprendre que la temporalité du patrimoine n’est pas celle d'un être humain. La BnF, par exemple, existe depuis des siècles et sa modernisation doit prêter attention à ne jamais nuire à sa mission première de conservation. Ainsi, par exemple, lorsqu’il y a dix ans, Google s’est rapproché de l’institution pour proposer ses services de numérisation des fonds, la BnF a choisi de créer sa propre plateforme dédiée : Gallica.
Remarque 810 : Sage décision, puisque l’enjeu de découvrabilité, qui est prioritaire pour le Ministère de la culture (voir nos articles dédiés ici et là), nécessite de disposer de ses propres moyens de publication et de promotion de l’information.
La BnF propose une offre pléthorique de services numériques. Elle dispose, entre autres, de plus de 80 sites web. Le seul service des éditions multimédia propose un catalogue de produits culturels variés : Les essentiels, BdnF, Passerelles ou encore les différents dispositifs de médiation numérique in situ (le « compagnon de visite » ou les bornes dans les salles d’exposition).
L’enjeu, aujourd’hui, pour l’ensemble de ces dispositifs est d'analyser les retours d’usage de la part des trois champs d’action principaux de la BnF : les professionnels, les éducatifs et les privés ; en essayant de distinguer qui sont les personnes qui consomment les ressources et celles qui consomment l’offre de manifestations. Peut-être pourrait-on croiser les deux ?
L’objectif pour les temps à venir est l’hybridation : il faut créer un continuum entre le visiteur physique et le visiteur virtuel. Pour cela, il sera nécessaire de hiérarchiser et de rendre plus lisible une offre aussi abondante que protéiforme, en assurant un suivi chiffré des usages et des technologies, afin d’évaluer l’atteinte des objectifs de découvrabilité (cf. nos articles précédents).
Expérimenter pour innover
La digitalisation des pratiques d’une institution est certes un enjeu d’innovation, mais c’est surtout un enjeu de conduite du changement.
L’innovation technologique n’est possible qu’avec un socle technique moderne et maintenable, aussi faut-il toujours veiller à la bonne collaboration avec les équipes informatiques en place. C’est elles qui supporteront le déploiement et le maintien en condition opérationnelle d’une technologie lorsque celle-ci sera industrialisée au sein de l’organisation.
En guise de laboratoire d’expérimentation, le CMN dispose d’un incubateur. En déployant les projets incubés dans quelques lieux choisis pour expérimentation, le CMN s’offre des phases de tests et d’amélioration en vue d’une industrialisation. Disposer d’un incubateur pour une institution culturelle permet de densifier le réseau de ses externalités, tel que recommandé dans l’axe 6 du premier paragraphe.
Parmi les projets incubés, on compte : AskMona, la Reserve des arts ; Lumeen ou encore Urban Canopee.
Un axe d’amélioration des institutions culturelles, de manière générale, pour déployer leur potentiel d’innovation technologique, est le développement de méthodologies formelles de design thinking (cf. cette video Youtube, en anglais). Ces méthodologies placent l’usager au cœur de la démarche, offrent une approche transdisciplinaire et s’inscrivent dans un processus itératif d’amélioration continue qui favorise l’expérimentation en acceptant les échecs éventuels. C’est un élément de culture d’organisation important à diffuser : l’expérimentation peut aboutir à un échec. On peut rater. Ce qui est important c’est l’évaluation, pour comprendre les causes de l’échec et s’améliorer.
Le CMN nous rappelle aussi qu’il ne faut pas imaginer l’innovation comme un domaine reposant sur la technologie et le numérique.
Les perspectives du CMN pour les temps à venir sont les suivantes :
- Comment l’IA peut-elle faire muter les pratiques collaboratives internes pour améliorer la productivité de l’organisation ? La question se pose notamment pour les services de la médiation numérique, de la communication digitale et pour les services juridiques.
- Comment mesurer l’impact écologique des services numériques que l’on déploie ? Le CMN a pour objectif d’être labellisé (voir ici la communauté du label Numérique Responsable) et doit donc intégrer cette réflexion à la conception de tout nouveau service.
- Comment transformer les lieux du CMN en espace d’innovation sociale pour les territoires, à l’instar des tiers-lieux ?
- En termes d’innovation numérique, le CMN dispose d’une aide du PIA4 pour son projet de jumeau numérique.
- Développer la culture de l’évaluation pour toujours vérifier l’atteinte ou non des objectifs d’un projet et l’amélioration continue de l’organisation.
Un parcours visiteur virtuel-réel sans couture
Universcience a mis en place un SI décisionnel moderne (modern data stack).
L’objectif était de disposer d’un data warehouse croisant les données du CRM, des réseaux sociaux (utilisation de Meltwater), des sites web (parcours d’achats) et de fréquentation (parcours visiteur in situ).
L’institution a donc modernisé toute son architecture data pour l’étude et l’analyse des publics en croisant et en rationnalisant les sources de données. Elle assure ainsi une continuité du parcours utilisateurs des espaces virtuels aux espaces physiques. Pour cela, il a aussi fallu refondre le parcours d’achat en ligne qui n’était pas pensé de façon user centric. Afin de limiter les coûts d’évolution, le système de billetterie existant a été maintenu en backend, mais un nouveau frontend a été développé et connecté à l’interface existante grâce à des API.
Depuis cette transition data, la part de vente en ligne est passée de 45 % en 2019 a 99 %,aujourd’hui.
Universcience dispose dorénavant d’une grande connaissance de ses visiteurs et peut réfléchir à des modalités d’accueil personnalisées, afin de favoriser la fidélisation de ses publics.
Comme le CMN, Universcience adopte un positionnement expérimentatif : « on a le droit de se planter » (ce qui est un fondement même des démarches DevOps utilisées pour le développement de service numérique).
La réussite d’une transition data pour une organisation repose sur deux enjeux principaux :
1. La gestion du changement : la transition vers des pratiques data nécessite de changer les pratiques existantes. L’aspect humain est donc déterminant.
2. Le budget : Se sent-on prêt à prioriser cette ré-orientation ? Est-on prêt à investir dans l’innovation ?
Un facteur clé de succès de ce type de projet consiste aussi à intégrer les parties-prenantes des processus métiers concernés en amont des projets data. Cela évite un sentiment de cannibalisation de l’activité par le numérique et assure l’acculturation tout au long du processus projet. Comme dans tout changement culturel d’une organisation, l’identification des 10 % de personnes motivées peut suffire à initier un changement pour l’inscrire dans la durée.
Par ailleurs, l’intégration de la gouvernance numérique à la gouvernance globale peut être nécessaire pour assurer que ces enjeux sont abordés de façon stratégique. Cela permettra de diffuser une culture de l’étude des publics au sein de toute l’institution.
Le digital native du Moyen-Orient
Le Louvre Abu Dhabi est un sujet intéressant pour étudier l’innovation culturelle et numérique, car il est né à l’ère numérique. Le paradigme habituel est alors bouleversé. Dans les musées français, par exemple, on pense le visuel d’exposition en phase de stratégie, parce qu’on prévoit dès lors l’affichage dans les transports. Même si celui-ci ne nous gratifiera pas de retours sur investissement mesurables. Au Louvre Abu Dhabi, on ne pense pas en termes de visuel d’exposition, mais en termes de trailer, car la promotion de la programmation est avant tout pensée pour les plateformes numériques. Le digital n’est alors pas propre à une direction mais diffus au sein de toutes les directions.
Autre particularité de ce lieu : 30 % du budget média est dédié à l’influence. Ce qui reste encore une pratique rare chez les musées français qui vont préférer la co-création à l’achat pur.
Dès sa création, ce musée a considéré que le parcours visiteurs commence dès avant l’entrée au musée. Par exemple, un dispositif de médiation fut installé sur l’autoroute qui menait au musée et une attention particulière fut portée au suivi des publics sur le web.
Conclusion 810.
La mise en œuvre d’un environnement propice à l’innovation, en particulier numérique, repose sur plusieurs leviers :
- Le dépassement d’une primo-réticence à la digitalisation : biais culturel qui impacte tout le développement du secteur. Nous vous recommandons à ce sujet de regarder la leçon inaugurale du cours de Gérard Berry au Collège de France, en 2019, accessible ici. Il y dresse un portrait synthétique du contexte culturel national vis-à-vis de la culture générale des sciences informatiques.
- Le développement d’une culture de l’expérimentation, déterminante pour l’innovation : il faut prévoir, essayer, vérifier et ajuster. Il faut accepter d’échouer, tant qu’on tire un enseignement de notre échec. Cependant, cette acceptation de l’échec ou de l’erreur pourrait sembler antoganiste avec le vœux théorique d’exemplarité de l’agent public. Ceci pourrait expliquer l’externalisation parfois excessive des savoir-faire par les services publics (cf. les études de Mariana Mazzucato à UCL, ici).
D’un point de vue de l’ingénierie des processus, un projet d’innovation, repose principalement sur deux phases du cycle de vie d’un service :
- La transition de service et son processus de gestion du changement, qui supporte l’accompagnement des équipes dans l’évolution de leurs pratiques de travail.
- L’amélioration continue qui veille à formaliser toutes les étapes de l’évolution d’un service : quels sont les objectifs d’une évolution ? Comme va-t-on la mettre en place ? Comment vérifiera-t-on l’atteinte des objectifs ?
Un second article est dédié à cette inauguration du Digital Culture Lab et aborde plus spécifiquement le sujet de l'Open Content dans les organisations culturelles. Pour le lire, c'est ici.